Châteaux d’eau. Une odyssée singulière en Bordeaux Métropole.

Une exposition de Pascal de Lavergne à voir Aux Glacières à Bordeaux jusqu’au 15 novembre 2023.


1. Un territoire à inventer.

La série photographique insiste sur ce qui demeure invisible dans l’image, l’eau, devenue aujourd’hui si rare et précieuse, au cœur de la problématique écologique.

L’ensemble souligne l’extraordinaire diversité de ces architectures monumentales, véritables joyaux de notre patrimoine. Chaque château d’eau est marqueur d’un style, d’une époque, d’une région… Pourtant ils ont une forte valeur iconique, indissociables de la représentation du Paysage, à son imaginaire. Tout enfant imagine un château d’eau dans le dessin émerveillé des vallées et des campagnes.

Le territoire de Bordeaux Métropole constitue sur la carte comme une île dans le département de la Gironde. Je l’ai rêvé comme une île au trésor.

Don Quichotte percevait les moulins à vent comme des chimères à conquérir du haut de son destrier. J’aime à imaginer les châteaux d’eau comme des champignons hallucinogènes qui se dressent à l’horizon, des corps flamboyants qui défient le temps à la verticale. Ils ont été pour moi le prétexte d’une odyssée singulière.

Les artistes Becher avaient fait, en leur temps et en Allemagne, une série mémorable sur ces monuments de l’architecture industrielle. J’ai pris le contre-pied de cette démarche strictement documentaire en assumant une certaine subjectivité, en privilégiant la restitution d’une expérience et en assumant une esthétique en diptyque.

2. Moto-photo-cinéma.

J’ai acquis ma première moto, tardivement en 2021, approchant alors de la soixantaine. La moto est un rêve d’enfant que j’avais oublié depuis longtemps et qui m’est revenu, tel un boomeran, presque par hasard. L’effet «moto» fut très fort sur moi et me surprit par son impact sur ma pratique photographique : il me donna un sentiment de liberté soudaine et j’entrepris alors de partir à la conquête du territoire. Moi le sédentaire, je mis la carte du département sous ma lampe de bureau. Nul besoin d’aller très loin pour faire un beau voyage. Bien au contraire.

J’ai voulu cette chasse au trésor en moto, condition à la fois du Voyage et de la Photographie, signe d’un mouvement à l’arrêt (road-movie) et d’une signature (partis-pris de l’intégrer dans le cadre, ce qui donne également une idée de l’échelle). Avec ma petite 125 cm3, je roule tranquille, profite du paysage, je respire, capte l’air du temps, les odeurs, les sensations… Dans le casque, souvent, je me fais un film, en écoutant des musiques de films (de Easy Rider à Taxi Driver...). La moto, c’est le paysage qui défile, le mouvement, des images qui se succèdent, des variations de vitesse comme sur la table de montage d’un fillm, pour moi c’est l’horizon à portée de main, c’est déjà du cinéma.

Je m’arrête, je pose la béquille, c’est un arrêt sur image, un photogramme. Le temps vertical photographique est là, je sors l’appareil et déplie le trépied.

La moto multiplie les intensités et rend possible mon projet. Je l’enjambe comme un balai de sorcière qui me pousse vers la grande vie. Je sais où je vais, et ce que je cherche. Natif de la Gironde, je m’apercois que mon département m’est étranger. Je désigne la Gironde comme mon espace à investir, précisément un territoire à ré-inventer, à marquer (tel un animal): je le délimite et le signe par la photographie. Gilles Deleuze a bien compris le rapport entre Territoire et Art (cf. son concept de Ritournelle). Aprés avoir photographié des gares (Petits voyages en moto pour des gares fantômes, en 2021), la série sur les châteaux d’eau sera mon deuxième projet réalisé en moto, au mois de mai 2022. A cette occasion, j’ai dû réduire mon rayon d’action aux seules communes de Bordeaux Métropole – l’ensemble du département comprenant plus de deux cent élements ! J’évolue méthodiquement par zones, optimise les déplacements en regroupant les communes. Chaque halte est une découverte, un petit miracle. Je pose la moto au pied du monument, au plus près, quitte parfois à me retrouver en pleine vigne (Le taillan Médoc).

3. Le diptyque, la distance et le temps.

Quelle est la bonne distance pour photographier de telles architectures ? De loin, de près, à mi- distance…? Privilégier la situation ou la matière…? Le diptyque permet de réunir une vue d’ensemble et un détail, de concilier le proche et le lointain. Non pas «zoomer dans l’image» (et perdre le réel) mais bien réaliser une deuxième image, in situ, et oser un autre point de vue.

Un nouvel appareil disposant d’une longue focale m’a permis de saisir ce détail au loin, invisible avec une focale normale. C’est en m’éloignant en moto et en me retourant, que j’aperçus tout en haut du château d’eau, cachés sur le toit:

  • une verrière à facettes en guise d’observatoire (Pessac 3),
  • un étrange champignon rappelant la tête terrifiante d’un soldat casqué (Eysines 2),
  • deux feux signalétiques tendus vers le ciel telles les antennes d’une fourmie géante (Mérignac)…

Ainsi, cette «longue vue», comme celle d’un corsaire, me permit de faire mille découvertes, comme autant de micros événements :

  • un oiseau posé un instant sur un fil (Lormont 2),
  • un continent esquissé par la rouille et le temps sur une porte de fer (Bègles),
  • un sas aussi rond qu’un hublot lunaire chez Tati (Ambares et Lagrave),
  • des projecteurs haut perchés pour souligner les lignes d’un armature futuriste (Le Haillan)
  • des impacts en surface comme les traces d’une guerre invisible (Saint-Vincent de Paul)…

Cette «double vue» implique une expérience du temps sensible. A gauche, une vue d’ensemble au 24mm, à droite, un détail au 600mm, un écart considérable. Le présent de la première image implique la promesse de la seconde qui fonctionne comme une image-mémoire : je partirai et je garderai ce détail en mémoire, entrevu dans l’étroit viseur de l’appareil. Comme s’il s’agissait d’un film et que l’on ne se souvenait à la fin que d’un plan rapproché, d’un instant suspendu dans le vide… Et entre la première et la seconde image, une troisième peut s’imaginer dans le regard fantasmé du spectateur, imprévisible, «intraitable» dirait Barthes…

4. Voyages passés et futurs.

La moto a déclenché plusieurs séries sur une typologie d’architectures «mineures» qui constituent un territoire, un paysage… Moto et photo sont pris dans des devenirs indiscernables, transportant corps et âme d’ un même élan. Viendront vite d’autres séries :

  • les petites salles de cinéma (Godard à l’affiche!, 2023),
  • les moulins à vent (2023),
  • les petits mairies («Je lui dirai, je lui dirai…» Mairies en Gironde, 2023).

La photographie appelle cette transversalité: le cinéma (Godard), la littérature (Cervantes), la chanson (Christophe/Bashung)… La moto m’invite à tracer de nouvelles trajectoires, à imaginer des territoires à conquérir, à oser des lignes de fuite qui sont aussi des lignes de vie, des odyssées singulières où l’imaginaire aime aller se faire son cinéma.

Pascal de Lavergne

Prises de vue:

  • appareil réflex Nikon numérique d810, optique 24-120mm.
  • appareil Sony numérique RX10 III, optique équivalent 24-600mm.

Moto: Honda cb125r.
Site: www.pascalphotos33.fr